Pour La Terre, Lapierre et vous, elle a accepté d'expliquer pourquoi et comment adopter les bons comportements, face à la généralisation de l'utilisation de l'intelligence artificielle, et notamment l'IA générative.
Radio SCOOP : Si vous vous êtes lancée dans ce domaine de recherche puis dans cette aventure entrepreneuriale, est-ce parce que l'intelligence artificielle prend de plus en plus de place dans notre quotidien ? Aujourd'hui, tout le monde l'utilise, notamment à travers les réseaux sociaux.
Amélie Cordier : Oui, tout à fait. Je fais de l'intelligence artificielle depuis 2004 et j'ai fait ma toute ma thèse et ma carrière de recherche sur ce sujet-là. Et effectivement, je ressentais le besoin de faire de l'acculturation et de l'accompagnement aux gens qui se laissent envahir par tout le buzz médiatique autour de l'intelligence artificielle, sans se poser les bonnes questions.
Quelles seraient les bonnes questions à se poser ? En ai-je vraiment besoin ? Comment je l'utilise ? Et aussi, comment je l'utilise sans le savoir ? Peut-être y a-t-il des moments où elle un peu “cachée” ?
C'est tout le problème, aujourd'hui. Avec la démocratisation de l'accès à des outils d'IA générative comme Chat GPT, Mistral, Gemini et j'en passe et des meilleurs, on ne se rend même pas compte qu'on utilise de l'intelligence artificielle. Ce n'est pas très grave, en soi. Par contre, si on avait conscience de l'empreinte environnementale et de l'empreinte éthique de nos usages, on ne l'utiliserait pas de la même façon.
Est-on capable de mesurer l'empreinte environnementale de l'IA ?
On est capable de donner des grands ordres de grandeur, notamment en se basant sur la hausse de la consommation énergétique des datacenters, sur les deux-trois dernières années. On peut raisonnablement corréler cette hausse avec la hausse d'usage de l'IA générative. Mais on ne peut pas définir exactement, contrairement à ce que les gens vous font croire, combien consomme par exemple une requête Chat GPT ou une requête Mistral. Parce que c'est hyper compliqué à calculer pour plein de raisons.
Le premier problème, c'est que la plupart des modèles d'intelligence artificielle sont développés par des compagnies qui ne sont pas transparentes sur la puissance de calcul qu'elles utilisent, à la fois pour concevoir et pour exécuter les modèles.
La deuxième chose, c'est que selon le serveur sur lequel le modèle tourne, si c'est aux États-Unis, au Canada, en France ou en Chine, l'énergie utilisée par les datacenters pour faire tourner les modèles n'est pas la même. Il y a des énergies qui sont plus ou moins carbonées, qui sont donc plus ou moins impactantes pour notre environnement.
La troisième raison, c'est que la nature de la question que vous posez va demander plus ou moins de calcul à l'intelligence artificielle pour être résolue. Si vous lui demandez “quel temps va-t-il faire demain ?”, il lui suffit de consulter le site de la météo. Si vous lui demandez de résumer un document de 380 pages, il faut d'abord qu'elle lise le document de 380 pages, qu'elle le retranscrive en mémoire, puis qu'elle le résume. L'impact environnemental n'est pas le même. Donc pour toutes ces raisons, en fait, on ne peut pas raisonnablement dire ça coûte X équivalent CO 2 ou X kilowatts de répondre à votre requête. Mais on peut quand même se rendre compte que ce sont des usages qui non seulement sont très consommateurs en énergie, mais qui, parce qu'ils se démocratisent de plus en plus, notamment dans des usages récréatifs, engendrent une consommation énergétique qu'on n'aurait pas eu si on n'avait pas inventé cette technologie.
Y a-t-il beaucoup de datacenters en France, et au moins à cette échelle, arrive-t-on à savoir un peu plus précisément ce que ça peut coûter ?
En Europe, la France fait plutôt partie des pays qui ont beaucoup de datacenters, parce que l'énergie française est très prisée, notamment parce que l'énergie nucléaire est relativement propre, contrairement à d'autres pays. On n'est pas loin de l'Irlande, qui a plein de datacenters pour une autre raison, c'est qu'elle a des avantages fiscaux pour attirer les géants. Si vous voulez les chiffres exacts, vous pouvez aller voir des statistiques récentes dans le Shift Project. De mémoire, on doit être le 2e ou 3e pays européen en termes de nombre de datacenters. Et au sommet de l'IA à Paris, début février, Emmanuel Macron nous a annoncé qu'on allait en construire encore plus pour absorber la hausse des besoins en matière d'intelligence artificielle, entre autres.
Y a-t-il des innovations qui permettent de rendre ces centres un peu plus écoresponsables, avec des serveurs plus performants, des sources d'énergie plus propres ?
Oui, c'est la bonne nouvelle, sur au moins les 20 dernières années, on a constaté que l'efficacité énergétique des datacenters n'a cessé de s'améliorer. Entre l'optimisation de la consommation énergétique, l'amélioration des systèmes de refroidissement, l'amélioration des composants matériels qui constituent les serveurs à l'intérieur des datacenters, toutes les optimisations logicielles pour allumer les serveurs au bon moment, et cetera, font que pour un usage équivalent, les datacenters consomment moins. En Europe, on a même un livre blanc pour fabriquer des datacenters énergétiquement efficients, ce qui est à la fois bon pour la planète et bon pour le portefeuille des gens qui l'utilisent. Maintenant, la mauvaise nouvelle, c'est que jusqu'à maintenant, on arrivait à absorber la croissance des usages du numérique. Mais depuis 2022, tous les modèles prévisionnels sur la croissance des usages sont cassés. Parce qu'avec l'IA générative, on consomme beaucoup plus de numérique que ce qu'on imaginait, en prenant tous les paramètres en compte, les plateformes de streaming, et cetera. Et donc, bien qu'ils soient efficaces énergétiquement parlant, les datacenters consomment plus que ce qu'on avait imaginé, puisqu'ils sont plus utilisés.
À l'autre bout de la chaîne, que peuvent faire les utilisateurs pour minimiser leur impact environnemental ? Vous avez parlé tout à l'heure d'utilisation récréative : regarder toute la journée des vidéos en HD, c'est coûteux, il faut s'en rendre compte.
Effectivement, si on vous mettait la facture CO2 des usages récréatifs de l'IA en face, vous ne les feriez probablement pas. Le problème, ce n'est pas l'usage localisé type “je fais mon starter pack”, puisque c'est ça qui est à la mode. C'est qu'aujourd'hui, ce sont les starters packs, hier, c'étaient les images d'animation des studios Ghibli, et demain, ce sera autre chose. L'accroissement des possibilités offertes par l'IA accroît les usages, accroît les modes et génère un effet d'emballement qu'on connaît bien quand on s'intéresse à la question climatique. Et donc, la seule chose raisonnable que l'on peut faire en tant qu'utilisateur, c'est de se poser la question de la même façon qu'on se pose la question de laisser couler l'eau quand on se lave les dents. A-t-on vraiment envie d'utiliser de l'intelligence artificielle pour se faire son image de profil, écrire un post LinkedIn ou envoyer ses cartes de vœux pour Pâques ?
C'est une évolution des comportements qu'on a vu par exemple sur des questions de recyclage, d'économie de l'eau, d'économie d'énergie et qui va devoir se passer, mais à une vitesse bien supérieure, sur l'économie de la data et de la puissance de calcul.
Sinon, concrètement, ce que ça veut dire, c'est qu'à court terme, et c'est déjà le cas par exemple dans certains états des États-Unis, on va devoir faire ce qu'on appelle des arbitrages énergétiques, c'est-à-dire décider à un moment de ne plus alimenter la population en électricité, parce qu'il est plus urgent d'alimenter les datacenters.
On peut aussi faire le parallèle avec le tri du verre : les gens ont finalement pris l'habitude d'aller trier leur verre à la benne. Et c'est un peu le même type de comportement.
Exactement : avoir des usages raisonnés. Les gens ont aussi pris l'habitude de moins partir en vacances en avion, ou de mieux choisir leur destination, de partir plus longtemps. Il y a tout un tas de comportements de préservation de notre impact environnemental qu'il faut qu'on applique, et qu'on transpose à la question de l'usage de l'intelligence artificielle. Sauf qu'aujourd'hui, par paresse, fainéantise ou méconnaissance, on ne le fait pas.
Est-ce qu'à l'inverse, cette intelligence artificielle peut aussi aider à résoudre un certain nombre de problèmes environnementaux, à promouvoir le développement durable ?
Si l'IA ne servait à rien et en plus, bouffait la planète, on se serait peut-être énervé un peu plus vite ! Évidemment, il y a aussi des usages vertueux de l'intelligence artificielle. Rarement de l'intelligence artificielle générative, d'ailleurs, mais de modèle un peu plus anciens, plus robustes, comme l'optimisation de la position des panneaux solaires sur les toits des municipalités, pour produire plus d'énergie avec moins de panneaux. C'est ce qu'on appelle “les cartes d'ensoleillement”. On peut les construire grâce à de l'intelligence artificielle. Tous les gens qui s'intéressent à la question de Smart GRID, c'est-à-dire de comment collecter, distribuer et optimiser la consommation d'électricité utilisent des algos d'optimisation faits avec de l'intelligence artificielle. Aujourd'hui, on synthétise des nouvelles molécules ou des nouveaux composés chimiques plus efficaces et plus faciles à produire, grâce à l'intelligence artificielle. Il y a des millions d'applications où on peut voir une réduction de la consommation énergétique ou de l'empreinte carbone ou des déchets, en utilisant l'intelligence artificielle.
Donc, ça peut aussi servir à être plus vertueux ?
Oui, mais pour faire un raccourci, ce n'est pas le fait de se faire un starter pack qui va nous dire comment mettre notre panneau solaire !
Connaît-on déjà les prochaines tendances qui vont séduire le public et entraîner une augmentation de l'utilisation de l'intelligence artificielle ? Créer des vidéos, par exemple ?
Les tendances grand public, c'est difficile, parce que ce sont des effets de mode, d'emballement de réseaux sociaux. J'aimerais bien que la nouvelle tendance, ce soit celle qui va promouvoir les formations d'acculturation à l'IA, pour qu'on arrête de faire n'importe quoi ! Mais oui, on a vu la démocratisation de la génération du texte, la démocratisation de la génération des images, il faut s'attendre à avoir la démocratisation de la génération des vidéos, qui est encore plus gourmande en termes de puissance de calcul. On la voit déjà arriver sur les réseaux sociaux, avec tous ces influenceurs Instagram, TikTok et compagnie, qui génèrent leur vidéo de promotion de marketing avec de l'IA. Dès qu'on mettra ce genre d'outils en mode gratuit dans les mains du grand public, ça va devenir dingue. Demain, la mode, ça va être de faire sortir le bonhomme de son starter pack, puis de l'animer en 3D... Et ce n'est pas une bonne nouvelle.
Les possibilités paraissent quasiment infinies et l'imagination trouve un nouveau terrain de développement...
Le problème, ce n'est pas tant que l'imagination trouve un nouveau terrain de développement, ça c'est cool. Le problème, c'est que tout le monde y ait accès et l'utilise de manière déraisonnée, sans application autre que de se faire rire trois secondes et sans la moindre conscience de l'impact global. Parce qu'il n'est pas que question d'impact environnemental. Tous les gens qui ont fait leur starter pack avec Chat GPT viennent de filer leurs données biométriques à Open AI.
Ce qui implique que leurs données peuvent se retrouver aux mains de sites de commerce, notamment ?
Oui, et de manière non protégée ! Ou enfin, protégée, mais par la loi américaine en matière de protection des données... Et donc, ces photos ont été mises délibérément par des utilisateurs qui sont venus enrichir, avec des données de qualité, des bases d'entraînement pour Open AI. On en pense ce qu'on veut, mais je connais beaucoup de gens qui ne l'auraient pas fait, s'ils avaient eu conscience de cette dimension du problème.
Y a-t-il une éducation à cette utilisation, non seulement sur le côté technologique, mais aussi sur le côté éthique, que ce soit à l'école ou chez les adultes ?
Il y a plein des gens qui font de la sensibilisation aux impacts éthiques et environnementaux de l'utilisation de cette forme d'intelligence artificielle. J'en fais partie, c'est un de mes domaines d'activité. Maintenant, les gens sont assommés de starter packs de leurs copains, donc crèvent d'envie d'avoir le leur. Et de l'autre côté, on va leur dire qu'ils peuvent écouter un truc qui dure une heure, qui va leur expliquer pourquoi ce n'est pas sérieux. C'est vrai que ce n'est pas très motivant, quoi... On refuse de s'éduquer, enfin, on n'a pas envie d'entendre les choses qui vont à l'encontre de notre plaisir et notre bonheur ! C'est humain. Donc, même s'il existe des formations, même s'il existe des contenus d'acculturation, de sensibilisation à l'IA, même s'il y a des gens comme moi qui communiquent, et je suis loin d'être la seule, le message dominant sur les médias principaux, c'est quand même que Chat GPT, c'est trop cool. “Ça me fait gagner 4 h par jour...”, “Voilà le prompt ultime pour ne plus jamais travailler de votre vie”, et cetera.
Thomas Pesquet a réagi sur ce sujet. Le spationaute fait partie des voix qui se font entendre. Ce numéro de l'émission La Terre, Lapierre et vous sur Radio SCOOP, à son échelle, pourra peut-être aussi mettre une petite graine dans le cerveau des internautes !